Renée Vivien


Renée Vivien (née Pauline Mary Tarn, 1877-1909) was an English expatriate who made her home in Paris during the Belle Époque. In 1903, Vivien's collection of translations and adaptations from the Ancient Greek poetry of Sappho became one of the first works of modern European lesbian literature to be published by a lesbian writer under her real name. This courageous act was the death-sentence of her literary career. Parisian critics who had praised the mysterious "R. Vivien" as a young man of poetic genius began to snub at first and then simply ignore the newly un-closeted woman poet. Even in the face of ridicule and disrespect, Vivien continued to write and publish poetry, short stories, translations, plays, epigrams, and a novel based on her real-life romances with Natalie Clifford Barney and the Baroness Hélène van Zuylen van Nyevelt van Haar (née Rothschild). The following selection of Vivien's poems was translated by Samantha Pious and published by Headmistress Press in A Crown of Violets.








Victoire

Donne-moi tes baisers amers comme des larmes,
Le soir, quand les oiseaux s’attardent dans leurs vols.
Nos longs accouplements sans amour ont les charmes
Des rapines, l’attrait farouche des viols.

Tes yeux ont reflété la splendeur de l’orage ...
Exhale ton mépris jusqu’en ta pâmoison,
Ô très chère! — Ouvre-moi tes lèvres avec rage:
J’en boirai lentement le fiel et le poison.

J’ai l’émoi du pilleur devant un butin rare,
Pendant la nuit de fièvre où ton regard pâlit ...
L’âme des conquérants, éclatante et barbare,
Chante dans mon triomphe au sortir de ton lit!




Amazone

L’Amazone sourit au dessus des ruines,
Tandis que le soleil, las des luttes, s’endort.
La volupté du meurtre a gonflé ses narines:
Elle exulte, amoureuse étrange de la mort.

Elle aime les amants qui lui donnent l’ivresse
De leur fauve agonie et de leur fier trépas,
Et, méprisant le miel de la mièvre caresse,
Les coupes sans horreur ne la contentent pas.

Son désir, défaillant sur quelque bouche blème,
Dont il sait arracher le baiser sans retour,
Se penche avec ardeur sur le spasme suprême,
Plus terrible et plus beau que le spasme d’amour.




Prophétie

Tes cheveux aux blonds verts s’imprègnent d’émeraude
Sous le ciel pareil aux feuillages clairs.
L’odeur des pavots se répand et rôde
Ainsi qu’un soupir mourant dans les airs.
Les yeux attachés sur ton fin sourire,
J’admire son art et sa cruauté,
Mais la vision des ans me déchire,
Et, prophétiquement, je pleure ta beauté!

Puisque telle est la loi lamentable et stupide,
Tu te flétriras un jour, ah! mon lys!
Et le déshonneur public de la ride
Marquera ton front de ce mot: Jadis!
Tes pas oublieront ce rythme de l’onde;
Ta chair sans désir, tes membres perclus
Ne frémiront plus dans l’ardeur profonde:
L’amour désenchanté ne te connaîtra plus.

Ton sein ne battra plus comme l’essor de l’aile
Sous l’oppression du coeur généreux,
Et tu fuiras l’heure exquise et cruelle
Où l’ombre pâlit le front des heureux.
Ton sommeil craindra l’aurore où persiste
Le dernier rayon des derniers flambeaux:
Ton âme de vierge amoureuse et triste
S’éteindra dans tes yeux plus froids que les tombeaux.




Les Yeux gris

Le charme de tes yeux sans couleur ni lumière
Me prend étrangement; il se fait triste et tard,
Et, perdu sous le pli de ta pâle paupière,
Dans l'ombre de tes cils sommeille ton regard.

J’interroge longtemps tes stagnantes prunelles.
Elles ont le néant du soir et de l’hiver
Et des tombeaux: j’y vois les limbes éternelles,
L'infini lamentable et terne de la mer.

Rien ne survit en toi, pas même un rêve tendre.
Tout s’éteint dans tes yeux sans âme et sans reflet,
Comme dans un foyer de silence et de cendre …
Et l’heure est monotone ainsi qu’un chapelet.

Parmi l’accablement du morne paysage,
Un froid mépris me prend des vivants et des forts …
J’ai trouvé dans tes yeux la paix sinistre et sage
Et la mort qu’on respire à rêver près des morts.




Désir

Elle est lasse, après tant d’épuisantes luxures.
Le parfum émané de ses membres meurtris
Est plein du souvenir des lentes meurtrissures.
La débauche a creusé ses yeux bleus assombris.

Et la fièvre des nuits avidement rêvées
Rend plus pâles encor ses pâles cheveux blonds.
Ses attitudes ont des langueurs énervées.
Mais voici que l’Amante aux cruels ongles longs

Soudain la ressaisit, et l’étreint, et l’embrasse
D’une ardeur si sauvage et si douce à la fois,
Que le beau corps brisé s’offre, en demandant grâce,
Dans un râle d’amour, de désirs et d’effrois.

Et le sanglot qui monte avec monotonie,
S’exaspérant enfin de trop de volupté,
Hurle comme l’on hurle aux moments d’agonie,
Sans espoir d’attendrir l’immense surdité.

Puis, l’atroce silence, et l’horreur qu’il apporte,
Le brusque étouffement de la plaintive voix,
Et sur le cou, pareil à quelque tige morte,
Blêmit la marque verte et sinistre des doigts.




Les Noyées

Voici l’heure de brume où flottent les noyées,
Comme des nénuphars aux pétales flétris.
Leurs robes ont l’ampleur des voiles déployées
Qui ne connaîtront plus la douceur des abris.

D’étranges fleurs de mer étrangement parées,
Elles ont de longs bras de pieuvres, et leur corps
Se meut selon le rythme indolent des marées;
Les remous de la vague animent leurs yeux morts.

Semblable aux algues d’ambre et d’or, leur chevelure
Fluide se répand en délicats réseaux,
Et leur âme est pareille aux conques où murmure
L’harmonie indécise et mouvante des eaux.

Elles aiment les nuits d’agonie et d’orage
Dont l’haleine engloutit les vaisseaux, et celui
Qui va mourir les voit à l’heure du naufrage,
Quand le dernier rayon de lune s’est enfui.

Elles tendent leurs mains fébriles d’amoureuses,
Elles tendent leurs mains en un geste d’appel,
Et leur lit nuptial aux profondeurs heureuses
S’entr’ouvre, parfumé d’un clair parfum de sel.

Elles aiment les nuits où persistent encore
L’ivresse et la langueur du jour, les nuits d’été
Brûlantes de senteurs, d’astres et de phosphore,
Où le rêve s’enfuit vers l’âpre volupté,

Où Psappha de Lesbos, leur pâle souveraine,
Chante l’Aphrodita qui corrompt les baisers
Et qui mêle au désir la stupeur et la haine
L’Aphrodita qui vient des flots inapaisés,

L’Aphrodita puissante, aux colères divines,
Dont elle apprit jadis les solennels accents,
L’insatiable amour des lèvres féminines,
Des seins nus et des corps vierges et frémissants …




La Fourrure

Je hume en frémissant la tiédeur animale
D’une fourrure aux bleus d’argent, aux bleus d’opale;
J’en goûte le parfum plus fort qu’une saveur,
Plus large qu’une voix de rut et de blasphème,
Et je respire avec une égale ferveur,
La Femme que je crains et les Fauves que j’aime.

Mes mains de volupté glissent, en un frisson,
Sur la douceur de la Fourrure, et le soupçon
De la bête traquée aiguise ma prunelle.
Mon rêve septentrional cherche les cieux
Dont la frigidité m’attire et me rappelle,
Et la forêt où dort la neige des adieux.

Car je suis de ceux-là que la froideur enivre.
Mon enfance riait aux lumières de givre.
Je triomphe dans l’air, j’exulte dans le vent,
Et j’aime à contempler l’ouragan face à face.
Je suis une file du Nord et des Neiges, — souvent
J’ai rêvé de dormir sous un linceul de glace.

Ah ! la Fourrure où se complaît ta nudité,
Où s’exaspérera mon désir irrité ! —
De ta chair qui détend ses impudeurs meurtries
Montent obscurément les chaudes trahisons,
Et mon âme d’hiver aux graves rêveries

S’abîme dans l’odeur perfide des Toisons.




Départ

La lampe des longs soirs projette un rayon d’ambre
Sur les cadres dont elle estompe les vieux ors.
L’heure de mon départ a sonné dans la chambre …
La nuit est noire et je ne vois rien au dehors.

Je ne reconnais plus le visage des choses
Qui furent les témoins des jours bons et mauvais …
Voici que meurt l’odeur familière des roses …
La nuit est noire, et je ne sais pas où je vais.

Devrais-je regretter cet autrefois? … Peut-être …
Mais je n’appartiens point aux regrets superflus …
Je marche devant moi, l’avenir est mon maître,
Et, quel que soit mon sort, je ne reviendrai plus.




Pilori

Pendant longtemps, je fus clouée au pilori,
Et des femmes, voyant que je souffrais, ont ri.

Puis, des hommes ont pris dans leurs mains une boue
Qui vint éclabousser mes tempes et ma joue.

Les pleurs montaient en moi, houleux comme des flots,
Mais mon orgueil me fit refouler mes sanglots.

Je les voyais ainsi, comme à travers un songe
Affreux et dont l’horreur s’irrite et se prolonge.

La place était publique et tous étaient venus,
Et les femmes jetaient des rires ingénus.

Ils se lançaient des fruits avec des chansons folles,
Et le vent m’apportait le bruit de leurs paroles.

J’ai senti la colère et l’horreur m’envahir.
Silencieusement, j’appris à les haïr.

Les insultes cinglaient, comme des fouets d’ortie.
Lorsqu’ils m’ont détachée enfin, je suis partie.

Je suis partie au gré des vents. Et depuis lors
Mon visage est pareil à la face des morts.




Litanie de la Haine

La Haine nous unit, plus forte que l’Amour.
Nous haïssons le rire et le rhythme du jour,
Le regard du printemps au néfaste retour.

Nous haïssons la face agressive des mâles.
Nos coeurs ont recueilli les regrets et les râles
Des Femmes aux fronts lourds, des Femmes aux fronts pâles.

Nous haïssons le rut qui souille le désir.
Nous jetons l’anathème à l’immonde soupir
D’où naîtront les douleurs des êtres à venir.

Nous haïssons la Foule et les Lois et le Monde.
Comme une voix de fauve à la rumeur profonde,
Notre rébellion se répercute et gronde.

Amantes sans amant, épouses sans époux,
Le souffle ténébreux de Lilith est en nous,
Et le baiser d’Éblis nous fut terrible et doux.

Plus belle que l’Amour, la Haine est ma maîtresse,
Et je convoite en toi la cruelle prêtresse
Dont mes lividités aiguiseront l’ivresse.

Mêlant l’or des genêts à la nuit des iris,
Nous renierons les pleurs mystiques de jadis
Et l’expiation des cierges et des lys.

Je ne frapperai plus aux somnolentes portes.
Les odeurs montent en moi, sombres et fortes,
Avec le souvenir diaphane des Mortes.




Les Mangeurs d’herbe

C’est l’heure où l’âme famélique des repus
Agonise, parmi les festins corrompus.

Et les Mangeurs d’herbe ont aiguisé leurs dents vertes
Sur les prés d’octobre aux corolles larges ouvertes,

Les prés d’un ton de bois où se rouillent les clous…
Ils boivent la rosée avec de longs glouglous.

L’été brun s’abandonne en des langueurs jalouses,
Et les Mangeurs d’herbe ont défleuri les pelouses.

Ils mastiquent le trèfle à la saveur du miel
Et les bleuets des champs plus profonds que le ciel.

Innocents, et pareils à la brebis naïve,
Ils ruminent, en des sifflements de salive.

Indifférents au vol serré des hannetons,
Nul ne les vit jamais lever leurs yeux gloutons.

Et, plus dominateur qu’un fracas de victoires,
S’élève grassement le bruit de leurs mâchoires.




Sur la Place publique

Les nuages flottants déroulaient leur écharpe
Dans le ciel pur, de la couleur des fleurs de lin.
J’étais fervente et jeune et j’avais une harpe.
Le monde se paraît, suave et féminin.

Dans la forêt, des gris violets d’amarante
Réjouissaient mes yeux larges ouverts. J’entendais
Rire en moi, comme au fond d’un passé, l’âme errante
Et le coeur musical des pâtres irlandais.

La sève m’emplissait d’une multiple ivresse
Et je buvais ce vin merveilleux, à longs traits.
Ainsi j’errais, portant ma harpe et sa promesse,
Et je ne savais pas quel trésor je portais.

Un matin, je suivis des hommes et des femmes
Qui marchaient vers la ville aux toits bleus. J’ai quitté
Pour les suivre les bois pleins d’ombres et de flammes
Et j’ai porté ma harpe à travers la cité.

Puis, j’ai chanté debout sur la place publique
D’où montait une odeur de poisson desséché,
Mais, dans l’enivrement de ma propre musique,
Je ne percevais point la rumeur du marché.

Car je me souvenais que les arbres très sages
M’avaient parlé, dans le silence des grands bois.
À mon entour sifflaient les âpres marchandages
Mêlés aux quolibets des compères sournois.

Dans la foule criant son aigre convoitise
Une femme me vit et me tendit la main,
Mais, emportée ailleurs par l’appel d’une brise,
Celle-là disparut au tournant du chemin.

Je chantais franchement: ainsi chantent les pâtres.
Autour de moi, le bruit de la vile cessait,
Et, comme le couchant jetait ses lueurs d’âtres,
Je vis que j’étais seule et que le jour baissait.

Je me mis à chanter sans témoins, pour la joie
De chanter, comme on fait lorsque l’amour vous fuit,
Lorsque l’espoir vous raille et que l’oubli vous broie.
La harpe se brisa sous mes mains, dans la nuit.




Ainsi je parlerai …

O Si le Seigneur penchait son front sur mon trépas,

Je lui dirais : « O Christ, je ne te connais pas.

« Seigneur, ta stricte loi ne fut jamais la mienne,

Et je vécus ainsi qu’une simple païenne.

« Vois l’ingénuité de mon cœur pauvre et nu.

Je ne te connais point. Je ne t’ai point connu.

« J’ai passé comme l’eau, j’ai fui comme le sable.

Si j’ai péché, jamais je ne fus responsable.

« Le monde était autour de moi, tel un jardin.

Je buvais l’aube claire et le soir cristallin.

« Le soleil me ceignait de ses plus vives flammes,

Et l’amour m’inclina vers la beauté des femmes.

« Voici, le large ciel s’étalait comme un dais.

Une vierge parut sur mon seuil. J’attendais.

« La nuit tomba… Puis le matin nous a surprises

Maussadement, de ses maussades lueurs grises.

« Et dans mes bras qui la pressaient elle a dormi

Ainsi que dort l’amante aux bras de son ami.

« Depuis lors j’ai vécu dans le trouble du rêve,

Cherchant l’éternité dans la minute brève.

« Je ne vis point combien ces yeux clairs restaient froids,

Et j’aimai cette femme, au mépris de tes lois.

« Comme je ne cherchais que l’amour, obsédée

Par un regard, les gens de bien m’ont lapidée.

« Moi, je n’écoutai plus que la voix que j’aimais,

Ayant compris que nul ne comprendrait jamais.

« Pourtant, la nuit approche, et mon nom périssable

S’efface, tel un mot qu’on écrit sur le sable.

« L’ardeur des lendemains sait aussi décevoir:

Nul ne murmurera mes strophes, vers le soir.

« Vois, maintenant, Seigneur, juge-moi. Car nous sommes

Face à face, devant le silence des hommes.

« Autant que doux, l’amour me fut jadis amer,

Et je n’ai mérité ni le ciel ni l’enfer.

« Je n’ai point recueilli les cantiques des anges,

Pour avoir entendu jadis des chants étranges,

« Les chants de ce Lesbos dont les chants se sont tus.

Je n’ai point célébré comme il sied tes vertus.

« Mais je ne tentai point de révolte farouche : 

Le baiser fut le seul blasphème de ma bouche.

« Laisse-moi, me hâtant vers le soir bienvenu,

Rejoindre celles-la qui ne t’ont point connu !

« Psappha, les doigts errants sur la lyre endormie,
S’étonnerait de la beauté de mon amie,

« Et la vierge de mon désir, pareille aux lys,

Lui semblerai plus belle et plus blanche qu’Atthis.

« Nous, le chœur, retenant notre commune haleine,

Ecouterions la voix qu’entendit Mytilène,

« Et nous préparerions les fleurs et le flambeau,

Nous qui l’avons aimée en un siècle moins beau.

« Celle-là sut verser, parmi l’or et les soies

Des couches molles, le nectar rempli de joies.

« Elle nous chanterait, dans son langage clair,

Ce verger lesbien qui s’ouvre sur la mer,

« Ce doux verger plein de cigales, d’où s’échappe,

Vibrant comme une voix, le parfum de la grappe.

« Nos robes ondoieraient parmi les blancs péplos

D’Atthis et de Timas, d’Eranna de Télos,

« Et toutes celles-là dont le nom seul enchante

S’assembleraient autour de l’Aède qui chante !

« Voici, me sentant près de l’heure du trépas,

J’ose ainsi te parler, Toi qu’on ne connaît pas.

« Pardonne-moi, qui fus une simple païenne !

Laisse-moi retourner vers la splendeur ancienne

« Et, puisque enfin l’instant éternel est venu,

Rejoindre celles-là qui ne t’ont point connu. »




La Nuit latente

Le soir, doux berger, développe
Son rustique solo …
Je mâche un brin d’héliotrope
Comme Fra Diavolo.
La nuit latente fume, et cuve
Des cendres, tel un noir Vésuve,
Voilant d’une vapeur d’étuve
La lune au blanc halo.

Je suis la fervente disciple
De la mer et du soir.
La luxure unique et multiple
Se mire à mon miroir …
Mon visage de clown me navre.
Je cherche ton lit de cadavre
Ainsi que le calme d’un havre,
O mon beau Désespoir!

Ah! la froideur de tes mains jointes
Sous le marbre et le stuc
Et sous le poids des terres ointes
De parfum et de suc!
Mon âme, que l’angoisse exalte,
Vient, en pleurant, faire une halte
Devant ces parois de basalte
Aux bleus de viaduc.

Lorsque l’analyse compulse
Les nuits, gouffre béant,
Dans ma révolte se convulse
La fureur d’un géant.
Et, lasse de la beauté fourbe,
De la joie où l’esprit s’embourbe,
Je me détourne et je me courbe
Sur ton vitreux néant.




Elle passe

Le ciel l’encadre ainsi que ferait une châsse,
Et je vivrais cent ans sans jamais la revoir.
Elle est soudaine: elle est le miracle du soir.
L’instant religieux brille et tinte. Elle passe …

Je suis venue avec la foule des lépreux
Dès l'aurore, ayant su que je serais guérie.
Ils regardent vers elle avec l’idolâtrie
En pleurant à voix basse. Et je pleure avec eux.

Un rayon d’espérance illumine l’espace,
Car ses pieds nus ont sanctifié le chemin.
Voyez! un grand lys blanc est tombé de sa main ...
Les sanglots se sont tus brusquement. Elle passe.

De nous tous qui pleurions elle a fait ses élus,
Et parmi nous aucun ne pleure ni ne doute.
Elle ne reviendra plus jamais sur la route,
Mais je la vis passer et je ne souffre plus.




Chanson

Ta chevelure d’un blond rose
A l’opulence du couchant,
Ton silence semble une pause
Adorable au milieu d’un chant.

Et tu passes, ô Bien-Aimée,
Dans le frémissement de l’air …
Mon âme est toute parfumée
Des roses blanches de ta chair.

Lorsque tu lèves les paupières,
Tes yeux pâles, d’un bleu subtil,
Reflètent les larges lumières,
Et les fleurs t’appellent: Avril!




Attente

En cette chambre où meurt un souvenir d’aveux,

L’odeur de nos jasmins d’hier s’est égarée…

Pour toi seule je me suis vêtue et parée,

Et pour toi seule j’ai dénoué mes cheveux.

J’ai choisi des joyaux… Ont-ils l’heur de te plaire?

Dans mon cœur anxieux quelque chose s’est tu…

Comment t’apparaîtrai-je et que me diras-tu,

Amie, en franchissant mon seuil crépusculaire?

Des violettes et des algues vont pleuvoir 

A travers le vitrail violet et vert tendre…

Je savoure l’angoisse idéale d’attendre

Le bonheur qui ne vient qu’à l’approche du soir.

En silence, j’attends l’heure que j’ai rêvée…

La nuit passe, traînant son manteau sombre et clair…

Mon âme illimitée est éparse dans l’air…

Il fait tiède et voici: la lune s’est levée.




Paroles à l’Amie

Tu me comprends: je suis un être médiocre,
Ni bon, ni très mauvais, paisible, un peu sournois.
Je hais les lourds parfums et les éclats de voix,
Et le gris m’est plus cher que l’écarlate ou l’ocre.

J’aime le jour mourant qui s’éteint par degrés,
Le feu, l’intimité claustrale d’une chambre
Où les lampes, voilant leurs transparences d’ambre,
Rougissent le vieux bronze et bleuissent le grès.

Les yeux sur le tapis plus lisse que le sable,
J’évoque indolemment les rives aux pois d’or
Où la clarté des beaux autrefois flotte encor …
Et cependant je suis une grande coupable.

Voici : j’ai l’âge où la vierge abandonne sa main
A l’homme que sa faiblesse cherche et redoute,
Et je n’ai point choisi le compagnon de route,
Parce que tu parus au tournant du chemin.

L’hyacinthe saignait sur les rouges collines,
Tu rêvais et l’Eros marchait à ton côté…
Je suis femme, je n’ai point droit à la beauté.
On m’avait condamnée aux laideurs masculines.

Et j’eus l’inexcusable audace de vouloir
Le sororal amour fait de blancheurs légères,
Le pas furtif qui ne meurtrit point les fougères
Et la voix douce qui vient s’allier au soir.

On m’avait interdit tes cheveux, tes prunelles,
Parce que tes cheveux sont longs et pleins d’odeurs
Et parce que tes yeux ont d’étranges ardeurs.
Et se troublent ainsi que les ondes rebelles.

On m’a montrée du doigt en un geste irrité,
Parce que mon regard cherchait ton regard tendre …
En nous voyant passer, nul n’a voulu comprendre
Que je t’avais choisie avec simplicité.

Considère la loi vile que je transgresse
Et juge mon amour, qui ne sait point le mal,
Aussi candide, aussi nécessaire et fatal
Que le désir qui joint l’amant à la maîtresse.

On n’a point lu combien mon regard était clair
Sur le chemin où me conduit ma destinée,
Et l’on a dit : « Quelle est cette femme damnée
Que ronge sourdement la flamme de l’enfer? »

Laissons-les au souci de leur morale impure,
Et songeons que l’aurore a des blondeurs de miel,
Que le jour sans aigreur et que la nuit sans fiel
Viennent, tels des amis dont la bonté rassure …

Nous irons voir le clair d’étoiles sur les monts…
Que nous importe, à nous, le jugement des hommes?
Et qu’avons-nous à redouter, puisque nous sommes
Pures devant la vie et que nous nous aimons ? …




Vers Lesbos

Tu viendras, les yeux pleins du soir et de l’hier …
Et ce sera par un beau couchant sur la mer.

Frêle comme un berceau posé sur les flots lisses,
Notre barque sera pleine d’ambre et d’épices.

Les vents s’inclineront, soumis à mon vouloir.
Je te dirai: «La mer nous appartient, ce soir.»

Tes doigts ressembleront aux longs doigts des noyées.
Nous irons au hasard, les voiles déployées.

Levant tes yeux surpris, tu me demanderas:
«Dans quel lit inconnu dormirai-je en tes bras?»

Des oiseau chanteront, cachés parmi les voiles.
Nous verrons se lever les premières étoiles.

Tu me diras: «Les flots se courbent sous ma main …
Et quel est ce pays où nous vivrons demain?»

Mais je te répondrai: «L’onde nocturne est blême,
Et nous sommes encore loin de l’île que j’aime.

«Ferme tes yeux lassés par le voyage et dors
Comme en ta chambre close aux rumeurs du dehors …

«Telle, dans un verger, une femme qui chante,
Le bonheur nous attend dans cette île odorante.

«Couvre ta face pâle avec tes cheveux roux.
L’heure est calme et la paix de la mer est sur nous.

«Ne t’inquiète point … Je suis accoutumée
Aux risques de la mer et des vents, Bien-Aimée …»

Sous la protection du croissant argentin,
Tu dormiras jusqu’à l’approche du matin.

Les plages traceront au loin la grise marge
De leurs sables … Tes yeux ouvrirant sur le large.

Tu m’interrogeras, non sans un peu d’effroi.
Des chants mystérieux parviendront jusqu’à toi …

Tu me diras, avec des rougeurs ingénues:
«Rien n’est aussi troublant que ces voix inconnues.

«Leur souffle harmonieux évente mon front las:
Mais l’aube est sombre encore et je ne comprends pas.

«Notre mauvais destin sera-t-il rejoindre
Au fond de ce matin craintif que je vois poindre?»

Je te dirai, fermant tes lèvres d’un baiser:
«Le bonheur est là-bas … Car il faut tout oser …

«Là-bas, nous entendrons la suprême musique …
Et, vois, nous abordons à l’île chimérique …»




Psappha revit

La lune se levait autrefois à Lesbos
Sur le verger nocture où veillaient les amantes.
L’amour rassasié montait des eaux dormantes
Et sanglotait au cœur profond des sarbitos.

Psappha ceignait son front d’auguste violettes
Et célébrait l’Éros qui s’abat comme un vent
Sur les chênes … Atthis l’écoutait en rêvant,
Et la torche avivait l’éclat des bandelettes.

Les rives flamboyaient, blondes sous les pois d'or …
Les vierges enseignaient aux belles étrangères
Combien l’ombre est propice aux caresses légères,
Et le ciel et la mer déployaient leur décor.

… Certaines d’entre nous ont conservé les rites
De ce brûlant Lesbos doré comme un autel.
Nous savons que l’amour est puissant et cruel,
Et nos amantes ont les pieds blancs des Kharites.

Nos corps sont pour leurs corps un fraternel miroir.
Nos compagnes, aux seins de neige printanière,
Savent de quelle étrange et suave manière
Psappha pliait naguère Atthis à son vouloir.

Nous adorons avec des candeurs infinies,
En l’émerveillement d'un enfant étonné
À qui l'or éternel des mondes fut donné …
Psappha revit, par la vertu des harmonies.

Nous savons effleurer d’un baiser de velours,
Et nous savons étreindre avec des fougues blêmes;
Nos caresses sont nos mélodieux poèmes ...
Notre amour est plus grand que toutes les amours.

Nous redisons ces mots de Psappha, quand nous sommes
Rêveuses sous un ciel illuminé d’argent:
«O belles, envers vous mon cœur n'est point changeant.»
Celles que nous aimons ont méprisé les hommes.

Nos lunaires baisers ont de pâles douceurs,
Nos doigts ne froissent point le duvet d'une joue,
Et nous pouvons, quand la ceinture se dénoue,
Être tout à la fois des amants et des soeurs.

Le désir est en nous moins fort que la tendresse.
Et cependant l’amour d’une enfant nous dompta
Selon la volonté de l’âpre Aphrodita,
Et chacune de nous demeure sa prêtresse.

Psappha revit et règne en nos corps frémissants;
Comme elle, nous avons écouté la sirène,
Comme elle encore, nous avons l’âme sereine,
Nous qui n’entendons point l’insulte des passants.

Ferventes, nous prions: « Que la nuit soit doublée
Pour nous dont le baiser craint l’aurore, pour nous
Dont l’Éros mortel a délié les genoux,
Qui sommes une chair éblouie et troublée … »

Et nos maîtresses ne sauraient nous décevoir,
Puisque c’est l’infini que nous aimons en elles …
Et puisque leurs baisers nous rendent éternelles,
Nous ne redoutons point l’oubli dans l’Hadès noir.

Ainsi, nous les chantons, l’âme sonore et pleine.
Nos jours sans impudeur, sans crainte ni remords,
Se déroulent, ainsi que de larges accords,
Et nous aimons, comme on aimait à Mytilène.



La Flûte qui s’est tue

Je m’écoute, avec des frissons ardents,
Moi, le petit faune au regard farouche.
L’âme des forêts vit entre mes dents
Et le dieu du rythme habite ma bouche.

Dans ce bois, loin des aegipans rôdeurs,
Mon cœur est plus doux qu’une rose ouverte ;
Les rayons, chargés d’heureuses odeurs,
Dansent au son frais de la flûte verte.

Mêlez vos cheveux et joignez vos bras
Tandis qu’à vos pieds le bélier s’ébroue,
Nymphes des halliers ! Ne m’approchez pas !
Allez rire ailleurs pendant que je joue !

Car j’ai la pudeur de mon art sacré,
Et, pour honorer la Muse hautaine,
Je chercherai l’ombre et je cacherai
Mes pipeaux vibrants dans le creux d’un chêne.

Je jouerai, parmi l’ombre et les parfums,
Tout le long du jour, en attendant l’heure
Des chœurs turbulents et des jeux communs
Et des seins offerts que la brise effleure …

Mais je tais mon chant pieux et loyal
Lorsque le festin d’exalte et flamboie.
Seul le vent du soir apprendra mon mal,
Et les arbres seuls connaîtront ma joie.

Je défends ainsi mes instants meilleurs.
Vous qui m’épiez de vos yeux de chèvres,
O mes compagnons ! allez rire ailleurs
Pendant que le chant fleurit sur mes lèvres !

Sinon, je suis faune après tout, si beau
Que soit mon hymne, et bouc qui se rebiffe,
Je me vengerai d’un coup de sabot
Et d’un coup de corne et d’un coup de griffe !




Les Roses sont entrées

Ma brune aux yeux dorés, ton corps d’ivoire et d’ambre
A laissé des reflets lumineux dans la chambre
Au-dessus du jardin.

Le ciel clair de minuit, sous mes paupières closes,
Rayonne encor… Je suis ivre de tant de roses
Plus rouges que le vin.

Délaissant leur jardin, les roses m’ont suivie…
Je bois leur souffle bref, je respire leur vie.
Toutes, elles sont là.

C’est le miracle… Les étoiles sont entrées,
Hâtives, à travers les vitres éventrées
Dont l’or fondu coula.

Maintenant, parmi les roses et les étoiles,
Te voici dans ma chambre, abandonnant tes voiles,
Et ta nudité luit.

Sur mes yeux s’est posé ton regard indicible…
Sans astres et sans fleurs, je rêve l’impossible
Dans le froid de la nuit.




Entre dans mon Royaume

Entre dans mon royaume, envahis mon empire.
La grande salle a des colonnes de porphyre ...
Nous y célébrerons les lumineux festins
Et nous réjouirons avec les morts hautains
Et les mortes charmantes.

Les princesses et les reines et les amantes,
Paradant et riant comme en leurs plus beaux jours,
Revêtiront pour nous leurs glorieux atours.
Regarde, les voici, très grandes, très sereines,
Celles qui furent Reines.

Le long cortège des sibylles et des rois
Se déroule, portant la pourpre d’autrefois.
N’as-tu point reconnu, fantômes sous la lune,
Rosemonde très blonde, Anne Boleyn très brune
Et Bess aux cheveux roux?

Vois, devant ton regard orgueilleusement doux,
Passer, chantant, pleurant ou riant, toutes celles
Qui régnèrent, que l’on aima, qui furent belles.
Les fontaines ont des flammes parmi leurs jets
Pour charmer tes sujets.

Un grand prêtre ceindra ton front de la couronne.
Devant cette assemblée illustre, entends: j’ordonne
Qu’ici tout, désormais, te demeure soumis,
Que tes voeux soient mes voeux, mes amis tes amis,
Ô volonté royale!

Franchis le seuil de cette ancienne cathédrale
Que j’ai bâtie avec mes songes dans le soir.
On a paré la nef pour mieux te recevoir.
Entre, sous le plafond semblable au creux d’un dôme,
Reine dans mon royaume.



Enseignement

Tu veux savoir de moi le secret des sorcières?
J’allumerai pour toi leurs nocturnes lumières,
Et je t’apprendrai l’art très simple des sorcières.

Les sorcières ne sont vivantes que la nuit.
Elles dorment pendant le jour. Leur regard fuit,
N’étant habitué qu’à l’ombre de la nuit.

Les sorcières ont des âmes calmes et noires,
Les astres leur sont moins étranges que les foires.
Le feu des mondes luit en leurs prunelles noires.

On les craint, on les chasse, on ne les aime pas.
Elles ont fui l’auberge et le commun repas.
Elles n’ont point compris, on ne les comprend pas.

Cependant elles sont très simples… On doit naître…
Pour les comprendre, il faut quelque peu les connaître
Et savoir qu’elles ont le droit d’être et de naître…

Chacun parle très haut du bien et du mal.
L’on sait que c’est un tort grave d’être anormal,
Leur cœur inoffensif n’a point conçu le mal.

Mais ces femmes sont les maudites étrangères.
Car dans un monde épais leurs âmes sont légères,
Et ses lois leurs seront à jamais étrangères.

Elles touchent à peine, - et si peu ! le sol franc.
Elles n’aiment que le tout noir ou le tout blanc
Ou la nuance dont le reflet n’est pas franc.

Par leurs regards, par leurs sourires équivoques,
La pourpre sombre et l’or terne des vieilles loques
Revêtent, sur leur corps, des splendeurs équivoques.

Elles savent cacher au dur regard du jour
Leur cœur, leur haine triste et leur si triste amour,
Leur âme indifférente à la beauté du jour.

Peu leur importe si, plus tard, enfin vaincues
Par les pouvoirs du jour, leurs musiques vécues
S’éteignent, ainsi qu’un faible appel des vaincues…

Peu leur importe, - tout leur est indifférent
Car l’univers n’est qu’un luth docile qui rend,
Selon la main, un doux sanglot indifférent.

Elles vivent dans un songe las, solitaires
Comme la lune, ayant choisi, parmi les terres,
Celles où meurent le mieux les âmes solitaires.




Pour Une

Quelqu'un, je crois, se souviendra
dans l'avenir de nous.
Mon Souci.
— Psappha

Dans l’avenir gris comme une aube incertaine,
Quelqu’un, je le crois, se souviendra de nous,
En voyant brûler sur l’ambre de la plaine
L’automne aux yeux roux.

Un être parmi les êtres de la terre,
O ma Volupté! se souviendra de nous,
Une femme, ayant à son front le mystère
Violent et doux.

Elle chérira l’embrun léger qui fume
Et les oliviers aussi beaux que la mer,
La fleur de la neige et la fleur de l’écume,
Le soir et l’hiver.

Attristant d’adieux les rives et les berges,
Sous les gravités d’un soleil obscurci,
Elle connaîtra l’amour sacré des vierges,
Atthis, mon Souci.




Épitaphe sur une pierre tombale

Voici la porte d’où je sors …
Ô mes roses et mes épines!
Qu’importe l’autrefois? Je dors
En songeant aux choses divines …

Voici donc mon âme ravie,
Car elle s’apaise et s’endort
Ayant, pour l’amour de la Mort,
Pardonné ce crime: la Vie.